2020/ENTRETIEN SPÉCIAL CONFINEMENT AVEC ANAÏS PROUZET, ARTISTE
PAR CATHERINE ROBET, GALERISTE POUR POINT CONTEMPORAIN ICI

« Que les souvenirs durent pour toujours »

Anaïs Prouzet pratique une forme de dessin et de peinture dans laquelle elle traduit, à travers des portraits, des expériences de vie, et parmi ces expériences, celles qui lui paraissent les plus intenses, celles qui ont à voir avec la mort, le temps, le bonheur, la souffrance…
Elle a été pendant plusieurs années son propre modèle, rejoignant une génération d’artistes qui se place volontairement au coeur de l’oeuvre et arpente l’espace artistique pour en être, si l’on peut dire, la « mesure étalon » ou encore la catharsis.

Depuis quelques temps, elle laisse de côté son propre visage pour se tourner vers celui de ses proches. Ces portraits de personnes aimées résonnent de façon tout à fait particulière en cette période de confinement où les relations familiales, sociales, humaines, sont bouleversées.

Catherine Robet : Dès vos premiers dessins, où vous vous représentiez enfant, vous avez volontairement cherché à associer le spectateur comme témoin des scènes particulièrement fortes que vous dessiniez. En évoquant le harcèlement par exemple, ou encore la cruauté faussement innocente, une partie de votre travail m’a rappelé celui d’artiste comme Jérôme Zonder. Qu’en pensez-vous ?

Anaïs Prouzet : J’ai découvert le travail de Jérôme Zonder durant mes études aux Beaux-Arts. J’ai tout de suite été attirée par son trait graphique mais surtout par ses sujets qui sous certains aspects faisaient échos à mes souvenirs d’adolescence. Le monde impitoyable des enfants et adolescents qui m’a value de devenir la personne que je suis aujourd’hui, très sensible, solitaire, méfiante… De manière naturelle, sans y avoir trop réfléchi à l’époque, mes souvenirs d’adolescence ont été mon moteur exclusif de création quand j’ai commencé à dessiner : des scènes entre réalité et fiction, très chargées, fourmillantes de détails avec des allusions à ceux et surtout celles qui m’avaient fait beaucoup de mal. Une pratique du dessin comme un exutoire mais sans aucune colère. Les différents traits graphiques de Zonder, à la fois dessins empruntés au trait d’un enfant et ceux très réalistes et mâtures d’un adulte, me rappelaient à quel point les enfants usent des gestes des adultes sans vraiment les maîtriser mais en sachant parfaitement ce que cela peut provoquer.
C’est sur ce parallèle que j’ai commencé à imaginer les scènes de mes dessins.

Catherine Robet : Entre le grand dessin « Frappe, tue la frappe, fends la en deux » de 2018 et vos deux portraits de trois-quart de 2019, qui sont comme un souvenir de portrait ( et qui personnellement m’évoque fortement la figure du personnage d’Agathe dans le livre d’André Dhôtel « La route inconnue » ), il me semble voir un changement d’approche. A quoi correspond cette évolution ?

Anaïs Prouzet : Fin 2018, une galeriste m’a interpellé sur mon travail de l’époque qui était exclusivement orienté autour de mes souvenirs d’enfance, où l’on y voyait à répétition des petites filles portant mon visage se faire du mal. Son point de vue tranché m’a laissé à la fois confuse mais aussi stupéfaite. Cette conversation m’a fait prendre le recul dont j’avais besoin sur mon travail. Ces deux dessins dont vous parlez sont les deux premiers que j’ai faits à la suite de cette rencontre. Je ne voyais plus l’importance d’utiliser à ce point mon visage pour incarner les victimes et les bourreaux dans mes dessins. A partir de ce jour, j’ai commencé à montrer celle que je suis aujourd’hui à la fois dans l’ombre et dans la lumière, avec quand même un léger regard tourné vers le passé, un tout petit, car je n’oublie rien.

Catherine Robet : Lorsque vous m’avez parlé de votre travail, vous avez notamment cité une phrase de Francis Bacon : « La force doit être congelé dans le sujet ».
Qu’est-ce que cela signifie pour vous ?

Anaïs Prouzet : J’aime beaucoup cette phrase car elle représente exactement ce qui est le plus important pour moi aujourd’hui. Je dessine et je peins mes êtres chers, l’homme que j’aime, ma maman, mon petit frère et mes amis. On me dit souvent que la seule chose qui perdure une fois que l’on est parti c’est l’art. Cette force, cet amour que je leur porte doit absolument subsister dans le dessin ou la peinture qui les représente, sinon à quoi bon.

Catherine Robet : Pourquoi et comment , l’année dernière, alors que votre outil de prédilection était le fusain, la mine de plomb ou tout simplement le crayon, la peinture a t-elle fait irruption dans votre travail ?

Anaïs Prouzet : La peinture m’a toujours fascinée mais il s’agissait pour moi d’un médium complexe. Je pensais que des bases du dessin étaient indispensables et je n’avais pas encore assez dessiné ! Après mes études, c’est un voyage en Italie mais surtout ma rencontre avec « L’amour vainqueur » du Caravage à la Gemäldegalerie de Berlin qui est venue enflammer mon désir de peindre. C’est à ce moment là que j’ai contacté Axel Pahlavi, un immense peintre dont je suivais le travail depuis 2013. Je l’ai rencontré fin 2018 dans son atelier berlinois. Une belle rencontre qui m’a amenée à découvrir la peinture l’année suivante auprès de lui et de sa femme Florence Obrecht dont le travail est tout aussi remarquable. En vivant cette transmission, ce temps suspendu, je me suis sentie chanceuse de peindre chaque jour durant des heures dans leur atelier. Cette technique m’était inconnue mais pourtant, cet outil m’était familier comme si je l’avais déjà pratiqué dans mes pensées. Peindre a été comme un électrochoc, quelque chose de viscéral qui prend aux tripes. C’est depuis cette expérience à Berlin que mon travail s’est décalé vers des sujets différents et que la couleur a révélé tous les possibles que je n’obtiens pas en dessin même si j’aime passer de l’un à l’autre.

Catherine Robet : Votre exposition personnelle, dont le titre est « Toute ma vie toujours » , qui devait avoir lieu en avril a dû être repoussée du fait du confinement contre le Covid-19. Elle devrait pouvoir se tenir en juin. Pouvez-vous nous expliquer le sens du titre que vous lui avez donné ?

Anaïs Prouzet : Le mot « vie » est celui que je déteste le plus au monde et encore plus la formule « toute ma vie ». Ce mot me renvoi à une réalité que je ne peux pas imaginer. On naît et on meurt. Et ça me terrifie. Je voudrais que les instants, les souvenirs durent toujours, même ceux qui peuvent être douloureux et pas seulement « toute ma vie ». Cette exposition est mon premier solo show. Je vais y présenter des dessins et des peintures qui rassemblent des souvenirs mais aussi et surtout des instants présents qui me sont si chers. Je veux qu’il durent pour toujours et à jamais, pas seulement le temps de ma v…

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2019/BLANDINE BOUCHEIX POUR L’EXPOSITION FEEL GOOD – GALERIE JEAN LOUIS RAMAND

L’enfant se forge au mélange des modèles qu’il absorbe et des jours qu’il expérimente… pour se constituer en adulte social, soumis aux caprices de sa société. Cette influence marque l’être en profondeur, comme le soulève Anaïs Prouzet dans ses représentations expressives d’elle-même ou de ses proches, aux prises avec des fragments de vie d’une profonde intensité. L’artiste cherche ainsi à questionner le vivant, avec une force semblable à celle de l’émotion dans l’instant présent. L’angoisse de la vie peut alors se faire éclat d’espérance, dans un rapport de violente tendresse qui forge la beauté de l’humain.

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2017/MARION BOTHOREL POUR ETAPESMAGAZINE, EDITION SPECIALE DIPLÔMES 2017

Avec un dessin exclusivement au crayon, minutieux et détaillé, Anaïs Prouzet explore les relations de domination entre les enfants, et plus spécialement celles des petites filles. Tyrannie, oppression, jeux d’influence et lutte pour le pouvoir sont représentés dans des scènes fourmillantes. Inspirée par le titre de l’exposition « Ne pas jouer avec les choses mortes », organisée par la Villa Arson en 2008, Anaïs questionne l’attrait des enfants pour l’interdit autour de jeux cruels voire macabres. Dans cet univers, l’animé et l’inanimé s’inversent. Tandis qu’il imagine donner vie à une peluche, l’enfant désincarne des choses vivantes qu’il utilise comme jouets. Saturés d’informations, les dessins ressemblent à un jeu d’énigme ou à une partie de cache-cache où l’on recherche des éléments dissimulés, des détails qui font vivre la scène comme une pièce de théâtre. Les spectateurs sont obligés de s’approcher, d’entrer dans un rapport intime avec le dessin, de participer au spectacle. Anaïs utilise des proportions corporelles étonnantes pour évoquer le développement de l’enfant , la manière dont il évolue. Avec la formule enfantine « et si on disait que », l’enfant recopie des gestes et incarne des personnages, des situations qui ne sont pas de son âge. Anaïs illustre littéralement ce comportement par la déformation de la tête, des bras et des jambes. Dans une série de dessins plus épurés, Anaïs travaille sur la représentation du corps de l’enfant, photographié aujourd’hui dans des situations de guerre ou d’exil et à la fois surprotégé dans notre société. La jeune artiste dresse un constat personnel sur la cruauté des enfants dans les cours d’école et sur le pouvoir des rapports humains.